Désolé à tous. Histoires de coeur, quand tu nous tiens... j'ai l'impression d'avoir foutu ma vie en l'air, j'ai largué ma copine pour une autre, j'ai passé mon week-end à squatter chez des amis, j'ai jeté celle que je croyais avoir choisi et je viens de me réconcilier à l'arrachée avec ma copine. Si vous pouvez imaginer un pire week-end, je demande à voir
Bon, fin du 3615 MyLife et voici l'avant-dernier chapitre.
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Rekk était sombre.
Son expression avait toujours été meurtrière. Il y avait toujours eu un air de violence autour de lui, une aura de meurtre et de danger qui le distinguait du commun des mortels. La plupart du temps, il ne jouait qu'une palette d'émotion limitée. Colère, haine, souffrance. Mais l'expression lugubre figée sur son visage alors qu'il regardait la lune par la fenêtre n'augurait rien de bon. Il avait l'air désabusé, il avait l'air écoeuré. Et, par-dessus tout, il avait l'air fatigué.
Son épée reposait sur la table, la lame nue. Il avait passé un long moment avec une pierre à aiguiser pour lui redonner son éclat et son tranchant. Il avait vérifié que les attaches de sa cuirasse tenaient bien, et avait nourri le cuir avec un onguent que Dani lui avait fourni. Le Boucher avait vérifié ses outils.
Et maintenant, silencieusement, il attendait que l'aube arrive.
Un bruit de pas derrière lui le fit se retourner lentement. Malek se tenait dans l'embrasure de la porte, une drôle de grimace aux lèvres. Il portait encore sa cotte de mailles, ce qui prouvait qu'il n'était pas allé dormir avec les autres. Visiblement, il attendait cette occasion de pouvoir parler à Rekk, seul à seul.
"Vous avez un peu de temps ?"
Rekk soupira et se détourna de la fenêtre. Il s'empara de son épée d'une main ferme, et ajusta son baudrier.
"Pas vraiment. Je vais me coucher. Quelques heures de sommeil me feront le plus grand bien."
"Vous souhaitez toujours y aller ? En l'état actuel des choses ?"
"Mandonius sait qui est l'assassin de ma fille. Il n'y a pas d'autre explication possible. Et ça veut dire? ça veut dire qu'il m'a menti, d'une manière ou d'une autre." Le Boucher grinça des dents. "Je n'aime pas qu'on me trompe, particulièrement sur des sujets comme ça. J'espère qu'il aura une bonne raison à me fournir, comme?" Il haussa les épaules, incapable de trouver une excuse suffisante à ses yeux.
Malek rentra tout à fait dans la pièce. Son expression était soucieuse alors qu'il contournait la table et prenait place sur une des chaises.
"Shareen veut absolument venir. Elle vous idôlatre, vous savez. Je lui ai ordonné de rester, mais elle a refusé." Il frémit. "Je crois qu'il n'y a plus grand-chose en elle de la servante qu'elle était. Vous me l'avez changée. Vous, elle vous obéira. Dites-lui de rester."
Rekk haussa un sourcil.
"Pourquoi ferais-je ça ?"
"Parce que c'est dangereux pour elle ! Je vous connais, vous ne réfléchissez jamais aux conséquences ! Si jamais ce que dit Mandonius vous déplaît, vous lui trancherez la gorge devant toute la garde impériale. Je ne veux pas que Shareen soit là. Elle ne sait pas se battre, et elle ne ferait que vous gêner. Je?"
"Pourquoi souhaites-tu venir, toi ?" contra Rekk. "Selon mes standards, tu ne sais pas te battre. Tu ne ferais que me gêner."
Malek écarquilla les yeux, puis les ferma en réalisant que le Boucher disait la vérité. Etre Première Epée ne voulait rien dire, face à la brutalité d'un Rekk. Les deux ne jouaient pas au même niveau. Il déglutit.
"Je veux juste être là. Je veux savoir qui est le coupable, et je veux qu'il me voie. Je veux venger Deria, moi aussi."
"Et tu penses que Shareen ne pense pas la même chose ? Comment peux-tu juger pour elle ?"
Malek secoua la tête, irrité. Il se leva de sa chaise pour aller à la fenêtre. Comme Rekk auparavant, la lueur de la lune attira son regard. Musheim était paisible. Le calme avant la tempête.
"Ce n'est pas ce que je veux dire. Mais une fille n'a pas sa place dans une aventure aussi suicidaire" s'obstina-t-il.
"Elle a fait son choix. Et elle dort, en ce moment. Tu ferais bien de suivre son exemple, si tu ne veux pas que je te laisse derrière, demain."
Le Boucher se glissa autour de la pièce sans attendre la réponse. La maison était complètement silencieuse alors qu'il allait se coucher. Il restait cinq heures avant l'aube.
Le lendemain, il était le premier levé. Shareen et Malek descendirent l'escalier quelques minutes après lui, effaçant la fatigue de leurs yeux à grands frottements rageurs. Dani suivait sur leurs talons. Rekk la fixa un instant, le regard dur.
"Tu souhaites venir, toi aussi ?"
La grosse femme secoua la tête.
"C'est gentil, mon mignon, mais je ne serais pas vraiment à ma place dans ce palais, tu vois, c'est trop luxueux, c'est froid, c'est glacé. La mode est aux minces, en ce moment. Je ne crois pas que je peux passer pour une noble, même si je m'habillais correctement"
"Puisse passer pour une noble" rectifia Rekk d'un air absent. "Ce n'est pas grave. Je te remercie pour toute l'aide que tu m'as apportée. Prends soin de ce? Laath pour moi. Je ne vois pas ce que ma fille lui trouvait, mais j'ai tendance à suivre son intuition." Il hésita un instant. "Je suis désolé pour ta maison. Partout où je vais, je sème la destruction. Je n'aurais pas dû chercher à te revoir"
"Mais tu l'as fait, et j'en suis bien content, mon grand ! Et si jamais tu te sens seul, dans le grand nord, rappelle-toi que tu peux toujours me demander de venir. Un peu de frais me ferait le plus grand bien."
Elle lui caressa le bras, et il rougit. Rekk, le Boucher, le Démon Cornu, l'Epée de Flammes, resta un instant muet comme un adolescent, avant de se détourner dans un mouvement de cape et de marcher à grands pas vers le palais.
Malek et Shareen étaient sur ses talons. Ils avaient tous profité de quelques heures de sommeil, et ils avaient désormais l'air plus en forme. Malek avait bouclé avec fierté son épée sur son haubert aux couleurs de la maison Cormeral.
"Et si nous tombons sur ton père ?" s'était enquis Shareen.
"Il sera compréhensif? du moins je l'espère" avait murmuré le noble en retour. "De toute façon, toutes mes tuniques sont ornées de mon blason. Je ne peux pas en changer maintenant"
"Dani aurait pu t'en prêter" fit la jeune fille innocemment.
"Oh ? Je n'y avais pas pensé"
Shareen le regarda avec un sourire en coin. Il était tellement fier de porter ainsi ses couleurs. On aurait dit un vrai coq se rendant dans la basse-cour. S'il avait eu une moustache, il l'aurait lissée victorieusement. Elle étouffa un rire. Puis, aussi rapidement que ça, son humeur s'assombrit.
Le palais se dressait devant eux, encombré de carrosses et de chevaux dans toutes ses allées. Les serviteurs et les gardes couraient en tous sens pour assister les nobles des principales maisons, pour les aider à ranger leur véhicule, et les inviter à entrer.
"Je n'avais jamais vu autant d'agitation par ici" murmura Malek, incrédule. "Alors, ce serait vrai ? L'empereur serait mourant ?"
"C'est ce que je vous avais dit, non ?" fit Rekk sans ralentir le pas. "Visiblement, la rumeur se confirme. Allons bon. Voilà qui ne va pas simplifier les choses"
"Vous ne pensez qu'à votre vengeance" grinça Malek, furieux. "Mais c'est bien le moindre des problèmes si jamais l'empereur meurt ! Vous imaginez les problèmes de succession ! Ca va être une catastrophe !"
"Je suis bien placée pour savoir qu'il avait un fils" fit Shareen, acerbe. "C'est cet enfant de catin qui va monter sur le trône, non ?"
"Normalement, oui? du moins, si Rekk ne décide pas soudain de se jeter sur lui pour le décapiter"
"J'y ai pensé" fit doucement Rekk.
"Je le savais? mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne solution. En ce moment, la moitié des nobles doivent être en train de chercher un moyen soit de l'assassiner, soit de s'attirer ses bonnes grâces"
"Et l'autre moitié ?" demanda Shareen
"Elle n'est pas encore au courant"
"Oh" fit Shareen. "Je vois. Vous êtes tous comme ça, dans la noblesse ?"
"Bien sûr que non. Regarde-moi. L'exemple même du parfait gentilhomme."
Shareen pouffa. Malek lui sourit, et commençait à se détendre lorsque Rekk leva une main péremptoire.
"Silence, les gamins. Nous arrivons"
Pour l'occasion, la garde du palais avait été triplée. On voyait des soldats partout, armés de leur sempiternelle lance et de leur bouclier arborant l'aigle de feu. Ils paraissaient nerveux, et cela se comprenait. La quasi-totalité des gouverneurs de province étaient venus avec une escorte, et tous ces gens ne faisaient pas forcément bon ménage.
On pouvait voir dans un coin quelques guerriers Koushites, sombres et élancés comme des lianes, tapant rythmiquement leur sagaie contre le sol et agitant leurs boucliers de manière menaçante vers un groupe de soldats de Sharnel. Ces rudes montagnards en kilt avaient déjà plusieurs fois répondu aux provocations, et seule la garde impériale avait empêché le combat. De même, les soldats Veeshites, vêtus de leurs habituelles cottes d'écailles peintes en rouge, toisaient les autres avec indolence et insolence, et les réactions violentes n'étaient pas rares.
Rekk avisa rapidement la personne qui coordonnait la garde. Il n'était pas difficile à trouver: c'était le seul officier à cheval, rouge à force de s'époumoner, agitant les bras en tous sens pour ordonner aux soldats de s'activer, de calmer les rixes, et d'organiser tout ce petit monde. Rekk le connaissait, pour avoir été son supérieur durant plus d'un an lors des guerres Koushites. C'était le sergent Milons. Un homme habituellement calme et composé, mais qui paraissait pour une fois dépassé par les événements. Rekk rabaissa le capuchon de son manteau avant de l'approcher.
"Le bonjour, capitaine. Je suis le Baron FroidVal. Le gouverneur a-t-il laissé des ordres me concernant ?"
Le manteau était inutile: Milons ne baissa pas même les yeux pour le dévisager, occupé qu'il était à observer deux Veeshites en train d'aiguiser ostensiblement leurs longs cimeterres.
"Baron, oui, tout à fait. Séparez-les, bande de larves ! Si jamais je vois le moindre sang couler entre eux, je vous déchire le dos à coups de fouets ! Que disiez-vous ? Le précepteur ? Oui, oui, allez dans l'antichambre, il m'a parlé de vous. Vous êtes accompagnés, non ? Deux personnes, il a dit. Voilà le marquis de Griffon, les enfants ! Il commande les marches du sud, alors ça risque de saigner avec les Koushites ! Vous me les mettez loin les uns des autres ! Plus vite, par le Sang, plus vite !" Il tourna brièvement son regard vers Rekk. "Vous êtes trois ? Ce n'était pas prévu, ça. Bah, peu importe. Passez. Vous voulez une escorte ?"
"Non merci, Capitaine. Je connais le chemin" fit le Banni sur un ton apaisant.
"Parfait, parfait. Ca m'aurait ennuyé de me priver de quelques hommes juste pour vous protéger. Sans offense, hein, Baron ?"
"Ne vous inquiétez pas, je sais me protéger" murmura Rekk, amusé, avant de dépasser le barrage de gardes. Les lances s'écartèrent pour eux. "Eh bien, je serai content de me retrouver à l'intérieur, je peux vous dire. Quel vacarme?"
Le bruit disparut progressivement alors qu'ils avançaient dans les couloirs du palais. Les soldats restaient à l'extérieur, et leurs disputes stériles avec. Ici, tout n'était que tapis épais et pas feutrés, comme il seyait à l'antichambre d'un malade.
Ils croisèrent quelques nobles de différentes maisons éparpillés en petits groupes, commentant les dernières nouvelles qu'ils avaient pu avoir. Visiblement, les choses avaient évoluées en une dizaine d'heures. Plus personne ne semblait de soucier de la victoire brutale du Baron FroidVal, et personne ne les arrêta jusqu'à ce qu'ils parviennent devant la chambre de l'empereur. Deux gardes du régiment spécial de l'empereur étaient plantés devant la porte, repoussant fermement les quelques nobles qui cherchaient à voir à l'intérieur. Rekk avança entre les lances sans ralentir.
"Hola, où croyez-vous aller ?" protesta l'un des gardes, interposant son arme avec précipitation.
"Le Gouverneur m'a fait demander."
"Ne bougez pas, alors. On va aller le chercher"
Rekk regarda avec intérêt la pointe de la lame qui lui effleurait le ventre.
"Faites donc, faites donc?"
Il ne fallut que quelques instants pour que Mandonius apparaisse, entrouvrant doucement la porte à doubles battants.
"Re? Baron FroidVal ! Je t'ai cherché toute la nuit ! Où est-ce que tu étais passé ?"
Les yeux de Rekk s'étrécirent alors qu'il détaillait le gouverneur de la tête aux pieds. Un muscle joua contre sa mâchoire, mais sa voix sortit calme et mesurée.
"J'attendais que l'agitation se calme. Et je réfléchissais à ce que tu m'avais dit. Comment va l'empereur ?"
"Eh bien?" Mandonius hésita. "Viens, marchons un peu. Il y a des oreilles qui traînent un peu partout, et? tiens, les deux enfants te suivent encore ?"
Malek se redressa de toute sa taille et Shareen serra les dents. Mais Rekk se contenta de hausser les épaules.
"Je t'expliquerai. Mais ils viennent avec moi. Je ne veux pas risquer de me séparer d'eux, surtout pas maintenant. Moi aussi, j'ai des choses à t'expliquer."
"Plus tard, plus tard"
Le précepteur poussa le petit groupe hors de l'antichambre, avant d'emprunter à grands pas le couloir qui menait au jardin intérieur du palais.
"Je ne suis pas sûr d'avoir envie d'admirer des fleurs pour l'instant" grommela Rekk alors que la porte s'ouvrait devant eux.
"Que c'est beau !" glapit Shareen.
Ca l'était. Le jardin intérieur avait été construit pour le bon plaisir de l'empereur Bel, mais c'était Marcus qui l'avait rendu aussi vivant, et l'avait élargi sur deux arcades de plus. Partout où l'on posait les yeux, ce n'était qu'une orgie de bleu, de rouge, de jaune, de violet. Des fleurs exotiques poussaient dans tous les coins, et un chemin pavé d'argent permettait de se promener sans encombre entre différentes fontaines incrustées de pierreries. Mandonius soupira.
"Ce n'est peut-être pas le meilleur endroit pour discuter, mais au moins nous serons loin de ces querelles de succession stériles."
"Querelles de succession ? L'empereur est mort ?" balbutia Malek, atterré.
"Pas encore, mais ça ne saurait tarder. Il est tombé brutalement malade lorsque je suis allé libérer Rekk de l'académie. Et ça n'a fait qu'empirer durant la nuit. Je ne sais pas où tu étais passé, Rekk, mais c'était l'émeute ici alors que tous les nobles tissaient des plans pour essayer de profiter au mieux de la situation. Et j'ai quelque chose à te dire, aussi. C'est important." Mandonius s'écarta légèrement et leur tourna le dos, comme s'il n'osait pas croiser leur regard. "Je? je sais qui a tué ta fille."
"Je suis au courant" fit tranquillement le Boucher.
Mandonius pivota sur lui-même, les yeux écarquillés.
"Tu? tu sais qui c'est ?"
"Non, mais je me doutais que tu le savais. Je suis tombé sur un garçon très sympathique en visitant le Centre-Ville. Son visage était tellement charmant qu'un artiste a choisi de le placarder sur tous les murs de la ville."
Le gouverneur se lécha les lèvres et recula d'un pas.
"Je peux t'expliquer?"
"Je n'en doute pas, mon doux Mandonius. Et je suis sûr que tu vas être très convaincant."
Le jardin d'hiver était totalement silencieux. A l'époque de l'empereur Bel, il y avait eu quelques oiseaux dans les arbres, mais Marcus les avait fait enlever. Leurs cris dérangeaient sa concentration, lorsqu'il venait ici pour lire et méditer. Mandonius prit donc le temps de faire le tour de l'endroit, jetant des regards méfiants aux parterres de plantes, avant de se décider à parler d'une voix nerveuse et précipitée.
"Ta fille? c'est le prince Théorocle qui l'a tué. Durant une de ses virées nocturnes."
"Tu en es sûr ?"
Rekk parlait doucement, presque tendrement. Shareen ferma les yeux. Lorsque le Boucher prenait ce ton, il y avait souvent une effusion de sang.
"Pas? totalement" admit Mandonius "puisque je dois moi aussi dépendre du témoignage de cet enfant. Mais si ce qu'il a dit est vrai ? et il n'a pas pu inventer cette histoire de manteau ? alors je passe assez de temps au palais pour pouvoir dire qu'il y a une seule personne qui porte une telle cape bleue entourée d'hermine. Le Prince l'avait reçu comme cadeau d'anniversaire, voici un an, de la part d'un duc quelconque. La maison Blondhal, je crois."
"Et pourquoi, mon cher Mandonius, m'as-tu caché cette nouvelle ?"
Le gouverneur se troubla. Rekk n'avait pas haussé le ton, ni même infléchi sa voix. Pourtant, il y avait une sombre promesse dans ses yeux.
"Parce que, comme je viens de le dire, je n'en étais pas encore sûr ! Et parce que tu ne m'aurais peut-être pas cru. Ou bien, pire encore, tu te serais précipité sur l'héritier pour le couper en morceaux. Ce n'est pas la meilleure manière de régler ce problème, Rekk. Je voulais que tu m'écoutes à tête reposée."
"J'ai la tête reposée, mais j'ai effectivement envie d'administrer une bonne fessée" murmura le Boucher. Il sourit froidement. "?avec le tranchant de ma lame."
"Vous ne pensez pas ce que vous dites ?" balbutia Malek. "Quand même? le Prince ? C'est complètement inconcevable ! Et de toute façon, l'Empereur ne vous laissera jamais toucher à son fils."
"Mais l'Empereur est mort ou agonisant, c'est bien ce que disent les rumeurs, n'est-ce pas ?"
Mandonius grimaça.
"Il crache du sang depuis plusieurs heures, c'est tout ce que je peux te dire. Les guérisseurs se succèdent à son chevet, mais ce sont des incapables de la pire espèce. Ils prescrivent une saignée. Une saignée ! Alors qu'il est déjà faible comme un nourrisson !"
"Je ne comprends pas" fit Malek, interrompant leur discussion. "Comment a-t-il pu tomber malade aussi brutalement ? Il était pourtant capable de chasser, hier !"
"Poison" firent les deux hommes en même temps. Mandonius hocha la tête en signe d'approbation pour Rekk, puis continua: "Je ne sais pas qui ni comment, mais il est certain que c'est l'?uvre d'un poison quelconque. Un poison très violent, par ailleurs, au vu de la vitesse à laquelle il perd ses forces. Les apothicaires parlaient de la racine de Khrol. Par les douze démons, je ne connais pas cette plante, mais son effet a l'air foudroyant !"
"Il est condamné, alors ?"
"Probablement?" Mandonius ferma les yeux et frappa une fontaine de frustration. "Par tous les démons gelés, ce n'était vraiment pas le moment !"
Rekk haussa un sourcil.
"Pas le moment ? Comment ça ?"
"Peu importe, maintenant. Toujours est-il que les choses risquent de prendre une tournure inquiétante. Si jamais l'empereur venait à mourir, ce serait le prince Theorocle qui monterait sur le trône; ce serait une catastrophe. Pour vous, comme pour moi."
Il y eut un silence alors que tous mesuraient les implications de ses paroles. Shareen se sentait un peu perdue. Elle n'avait jamais réellement compris les tenants et les aboutissants de ces histoires de noblesse et de succession. Lorsqu'on passait sa vie la tête dans les marmites à récurer, il y avait bien d'autres choses à faire que de s'intéresser aux jeux de pouvoir des puissants. De toute façon, cela ne l'avait jamais intéressée jusqu'à maintenant. Mais désormais, elle se trouvait au c?ur de révélations qui la dépassaient complètement, et elle aurait bien aimé, juste un peu, comprendre de quoi les gens parlaient.
"Je croyais que le Prince ne pouvait pas devenir empereur avant sa majorité" fit-elle lentement. "Il n'y a pas une histoire de régent, dans ce cas ?"
Mandonius cligna des yeux, et la regarda comme s'il la découvrait. C'était d'ailleurs sans doute le cas.
"Normalement, en effet. Si Marcus était encore conscient, il pourrait me nommer régent, et tout s'arrangerait. Mais j'ai bien peur que les choses ne se passent pas comme ça. S'il n'y a pas de désignation officielle, rien ne prouve que je pourrai réunir assez de soutien autour de mon nom pour devenir régent. D'autant plus que?" Il baissa le ton et regarda autour de lui avec un air de conspirateur. Gundron a fait encercler le palais. Personne ne peut sortir du palais sans son autorisation."
Rekk grinça des dents. C'était un bruit étonnant, comme le raclement d'une épée sur un fourreau de cuir.
"Je comprends mieux la présence de tous ces soldats dans la cour. Le vieux renard se débrouille bien, on dirait. Tu penses qu'il tenterait un coup d'état ?"
"Je suis convaincu qu'il a le soutien du Prince. Avec son armée et la légitimité de l'héritier, je n'ai pas beaucoup de chances de terminer cette semaine en vie ou, tout du moins, à ma fonction de Gouverneur?"
Le Boucher hocha la tête.
"Nous verrons bien. En attendant, ramène-nous à l'Empereur. Peut-être a-t-il repris conscience ? Si c'est le cas, ça devrait arranger de nombreux soucis. Et sinon?" Il sourit. "Sinon, nous aviserons."
Laissant le jardin d'hiver derrière eux, ils reprirent les couloirs dans le sens inverse. Cette fois-ci, ils entrèrent dans la chambre. Les gardes devant la porte ne les arrêtèrent pas.
Shareen manqua pousser un glapissement, et Malek siffla entre ses dents avant de pouvoir s'arrêter. Le spectacle était stupéfiant ? et répugnant.
Tous avaient eu l'occasion de voir l'empereur comme il était à peine deux jours auparavant, vieux, mais encore énergique et plein de vie, tissant ses plans et manipulant les pions comme son père l'avait fait. Mais le roi venait de s'effondrer, sur l'échiquier de la vie. Il était pâle comme un linceul, allongé sur son lit à baldaquin, et la lumière du soleil se réverbérait sur un côté de son visage, le rendant encore plus cadavérique, si cela était possible. Une bassine était posée près de lui, rouge du sang qui lui coulait des lèvres. Son corps était secoué de spasmes, alors qu'une odeur pestilentielle régnait dans la pièce.
Apercevant Mandonius, les trois guérisseurs qui restaient au chevet de l'empereur s'inclinèrent bien bas, laissant de la place pour qu'il s'approche.
"Nous avons fait de notre mieux, Seigneur Gouverneur" murmura le premier.
"Nous lui avons administré une décoction de fiente de?"
"Epargnez-moi les détails" grimaça Mandonius. "Est-ce qu'il a une chance de s'en sortir ?"
Les guérisseurs baissèrent la tête, hésitants.
"Faibles, seigneurs, très faibles. La quantité de poison était très importante, semble-t-il, et l'empereur n'est plus tout jeune. Le fil de sa vie est bien proche de se déchirer"
"Epargnez-moi vos âneries et vos histoires de fil ! S'il meurt, ce sera quand ?"
"Je peux encore t'entendre, Mandonius" murmura l'empereur, se soulevant à moitié sur sa couche. Il cracha de nouveau du sang. "Je ne suis pas encore mort"
"Je suis désolé, Votre Grâce" fit le précepteur en s'agenouillant au chevet du souverain. "Je ne voulais pas?"
"Tu n'as pas à t'excuser, Mandonius. Je sais que je n'en ai plus pour longtemps" Marcus toussa de nouveau, agitant faiblement sa main pour qu'on lui approche la bassine. Il cracha. "On me dit que c'est du poison. Je veux savoir qui c'est, Mandonius. Je veux que tu trouves le coupable avant que je meure. Je veux le voir écorché vif devant moi"
Rekk avança d'un pas, un sourire froid aux lèvres.
"Ca, c'est mon travail"
Les yeux de l'empereur s'écarquillèrent en reconnaissant le Banni, et il fut prix d'une toux violente. Les guérisseurs se précipitèrent à son chevet, mais il les repoussa avec un peu de son ancienne fougue.
"Je me sens seul" murmura Marcus, misérablement.
"Nous sommes là" fit doucement Mandonius, lui prenant la main malgré une grimace de répulsion. "Nous sommes là, et nous avons besoin de vous"
L'empereur prit une grande inspiration, comme s'il se préparait à se lancer dans de grandes explications. Mais tout ce qui sortit de sa bouche tuméfiée fut un nom.
"Erina?"
Rekk détourna les yeux avec dégoût. Le poison était une arme vile et lamentable, capable de vaincre tout homme sans qu'il ait la chance de combattre, ni même de voir d'où venait le coup. Le banni n'avait aucune tendresse pour l'empereur, qui l'avait manipulé et cherchait de nouveau à tirer parti de lui. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de plaindre l'épave qui se tortillait sur ce lit souillé.
Erina.
Il se souvenait de la reine, lorsqu'elle était encore en vie, avant qu'elle ne tombe enceinte de Theorocle. C'était une belle femme, douce et aimante, dont l'empereur avait été follement amoureux. C'était elle qui l'avait détourné de ses rêves de conquête pour l'inciter à d'abord pacifier son empire, et à venir en aide à son peuple. C'était sous son influence que Rekk s'était fait bannir par Bel; elle ne le supportait pas, lui et tout ce qu'il représentait. Mais il ne lui en avait jamais tenu rigueur.
Il s'était souvent demandé pourquoi l'empereur ne s'était jamais remarié après qu'Erina soit morte en couches. Il avait maintenant la réponse. Dix-sept ans après sa mort, lui-même proche de la tombe, l'empereur pensait encore à elle. Il avait été vraiment amoureux, semblait-il. Quelle pitié que d'un tel amour soit sorti un démon comme Theorocle. Il soupira. Le jeune garçon aurait-il tourné ainsi si sa mère avait été encore en vie ? Personne ne le saurait jamais.
"Erina" murmura de nouveau l'empereur.
Son teint était encore plus cireux. Il ne survivrait pas longtemps. Et la seconde même où la nouvelle de sa mort se répandrait, les différentes factions se mettraient en branle.
"Votre Grâce" murmura Mandonius, l'expression embarassée. "Dans le cas d'une? d'une?" Il hésita. "Dans le cas où vous ne surviviez pas à cet épisode, peut-être faudrait-il?"
"Gouverneur, comment osez-vous déranger mon père ? Il a besoin de repos !"
Les portes s'ouvrirent de nouveau, pour admettre les deux personnages que Mandonius n'avait aucune intention de croiser pour l'instant.
Théorocle avait enfin pris le temps de se changer après les rigueurs de la chasse, et il portait une tenue de cour outrageusement flamboyante. Un voile de tulle recouvrait ses habits et des lacets de brocard l'enlaçaient en une explosion de couleur. Une rapière au pommeau orné d'un rubis et à la garde damasquinée battait sa jambe.
Gundron paraissait encore plus sobre par comparaison. Bottes grises et veste de cuir, chausses noires, cape noire. Le fourreau qui se balançait à sa ceinture était vieux et usé. Pourtant, cette absence d'ostentation n'empêcha pas tous les regards de converger vers lui.
"Eh bien, eh bien. Je vois que nous arrivons à temps" sourit-il.
Son ?il unique transperça tour à tour les physiciens présents, avant de s'arrêter sur Rekk. Toute couleur draina soudain son visage.
"Bonjour, Gundron" susurra le Boucher.
Il avança d'un pas, mais un râle s'échappa alors de la bouche de l'empereur, un cri étouffé, un hurlement d'agonie, alors que le sang coulait de nouveau de sa bouche.
"Aidez votre empereur !" hurla Mandonius, désespéré.
"Il est en train de mourir, Seigneur ! On ne peut rien faire" rétorqua un des guérisseurs, tentant malgré tout d'ingurgiter une potion de force au vieux souverain. Le liquide se renversa à moitié sur le ventre de l'empereur.
"Eh bien essayez quand même !"
Il fallut une heure de lente agonie pour que l'empereur finisse par rendre son dernier soupir. Entre temps, comme fascinés, les ducs prrésents s'étaient introduits dans la chambre, observant avec intérêt la progression de la mort sur le visage du souverain. Le duc de Carmelan s'était avancé au premier rang lui aussi. Il ne pouvait prendre son fils à parti devant tout le monde, mais son expression était sinistre et parlait d'explications à venir. Malek refusait obstinément de le regarder.
Theorocle était là, lui aussi, les yeux brillants d'une curiosité morbide. Plusieurs gardes l'entouraient, le visage impénétrable, prêts à le protéger de leur vie. L'héritier souriait nonchalamment, mais il croisa soudain le regard de Rekk, et le sourire disparut.
"Erina" souffla Marcus, étreignant la main de Mandonius avec force. "Assieds-toi, prends une couverture, tu dois? avoir froid"
"Je vais bien, Votre Grâce" murmura le gouverneur.
"Une couverture? un feu? il faut que tu te? réchauffes"
Dehors, c'était enfin le printemps. Le soleil coulait à flots par les grandes fenêtres laissées ouvertes, et il faisait déjà bien assez chaud. Mandonius transpirait dans son bliaut de soie.
"Tout va bien, Votre Grâce. Je suis là" fit-il.
"Froid? tu te? souviens, Erina ? Tu avais toujours? les pieds? froids."
Malgré la douleur qui lui vrillait le ventre, ce fut avec un sourire qu'il mourut, secoué d'un dernier spasme qui le laissa sans vie. Doucement, Mandonius reposa la main de l'empereur.
"Il est mort" fit-il d'une voix sans timbre.
"Alors? je suis empereur, maintenant ?" s'enquit Theorocle, d'une voix surexcitée. Les ducs lui lancèrent un regard outré, mais il ne parut pas le remarquer. "Tu joues bien le rôle de la femme, Mandonius. Tu étais très convainquant dans le rôle d'Erina."
Il y eut quelques rires polis, qui se turent bien vite alors que le gouverneur se relevait.
"J'ai fait ce que j'ai pu pour adoucir les derniers instants de votre père, Héritier."
"Et c'était fort bien fait. J'y ai cru, moi-même. D'ailleurs, tu m'as tellement couvé ces dernières années que tu aurais pu être ma mère, après tout. Ca n'aurait rien changé."
"Héritier !" protesta l'un des nobles, tendant une main apaisante.
"Je ne suis plus héritier, maintenant, je suis empereur de fait ! C'est vous qui me l'avez dit !"
"Nous n'avons pas encore procédé au couronnement" murmura un autre. "Mais il est vrai qu'entre temps?"
"Il faut un régent" prononça Mandonius, la voix forte et claire. "Le prince atteindra sa majorité dans trois ans. Entre-temps, je vous propose de?"
Les yeux du prince se posèrent sur Rekk et, cette fois-ci, il ne détourna pas le regard. Il resta ainsi à l'observer puis, lentement, délibérément, il fit descendre ses yeux vers Shareen, et il se lécha les lèvres.
"Gardes !" hurla-t-il, et une dizaine d'hommes firent irruption dans la pièce. "Arrêtez cet homme, et mettez-le au donjon !"
"Quoi ? Herit? Votre Grâce, vous ne pouvez faire ça !" protesta Mandonius, coupé en plein milieu de sa tirade. "Le baron FroidVal n'a commis aucun crime." Il se tourna vers les gardes. "Sortez d'ici, et ne revenez que lorsque je vous le dirai. Le Prince n'a plus toute sa raison.!"
Les gardes hésitèrent le temps de quelques battements de c?ur, mais un homme s'introduisit à son tour dans la pièce, bousculant les soldats pour se glisser au premier rang. Il portait une épée à la main et, pour la première fois, un bandeau sur son ?il gauche.
"En es-tu si sûr ?" susurra Gundron. "Le Baron FroidVal n'a certainement commis aucun crime, pauvre homme, reclus qu'il était dans son château de Bertholdton. Mais ce n'est pas à lui que je m'adresse. L'homme qui se trouve devant vous, je suis bien placé pour le savoir, est Rekk le Boucher !" Il porta la main à son bandeau et, dans un geste théâtral, le jeta sur le sol. Visiblement, l'objet n'avait servi qu'à satisfaire son sens du dramatique. "C'est à cause de lui que l'Empereur est mort. Il l'a empoisonné ! Obéissez à votre empereur, soldats ! Saisissez ce monstre !"
La salle rentrait en irruption alors que les nobles s'écartaient précipitamment du Boucher, stupéfaits, s'interpellant entre eux et sortant leurs armes d'apparat dans une parodie de défense.
"Rekk ?"
"Le démon cornu ? Ici ?"
"Ce n'est pas possible !"
"Il est mort depuis plus de trente ans !"
"Rappelez-vous, il a vaincu Maître Semos?"
Dans la confusion naissante, la voix de Mandonius porta haut et clair.
"Capitaine, vous dépassez votre rang et vos fonctions. N'essayez pas de nous impressionner avec des contes pour enfant. L'Empereur faisait confiance au Baron FroidVal, comme je lui fais moi-même confiance. Au nom de la régence, je vous destitue de vos fonctions. Veuillez déboucler votre ceinturon et vous constituer prisonnier."
"Vous n'êtes pas régent, Mandonius" grinça Gundron. "Vous ne restez que Gouverneur, et n'avez aucune autorité sur mes soldats. Mais, puisque ceux-ci semblent hésiter, je vais m'en remettre au prince. Héritier, qu'en pensez-vous ?"
La voix excitée de Théorocle résonna dans le silence.
"Gardes ! Obéissez-moi ! Saisissez Rekk le Boucher pour haute trahison !"
"Nous veillerons à ce que son jugement soit honnête et public" promit Gundron avec un sourire railleur.
Les gardes avancèrent d'un pas. D'un seul geste, les ducs assemblés auraient pu arrêter cette mascarade. Mais aucun d'eux n'avait la moindre intention de provoquer qui que ce soit sans leur armée au côté. Ils se turent sagement et se tassèrent dans un coin de la pièce.
Rekk les regarda reculer ainsi, puis reporta son regard vers les gardes qui avançaient. De plus en plus allaient venir. Gundron devait avoir ameuté une grande partie de la garde royale pour s'occuper de lui. Quelque chose se brisa en lui. Depuis longtemps, il attendait ce moment.
Il tira son épée, et la lame chuinta en quittant son fourreau, la plainte lancinante de la mort à venir. Le son parlait de violence, de sang, et de corbeaux qui viendraient manger les yeux des cadavres.
Il leva la tête et son regard n'avait plus rien d'humain. Quelque chose de primal brûlait dans ses yeux, la violence des animaux au travers des âges, la puissance des premiers guerriers. Son sourire dévoila ses incisives.
"Oui, je suis le Boucher ! Oui, je suis le Démon Cornu ! Je suis le Faiseur de Veuves, je suis l'Epée de Feu ! Venez mourir, et nourrissez ma légende !"
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