Un chapitre où l'on retrouve notre Rekk national
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Chapitre XIX
S'il ne s'agissait pas d'une prison, ça y ressemblait fort.
Il n'y avait qu'une porte, épaisse de plusieurs pouces et verrouillée à double tour. Il y avait un matelas, deux chaises, un tapis sur le sol. Les murs étaient dépourvus de la moindre décoration et l'humidité coulait doucement contre la roche. Si jamais quelqu'un avait habité cette chambre autrefois, il devait décidément avoir des goûts bien spartiates.
Rekk alla jusqu'à la seule fenêtre et plissa les yeux, pensif. Elle s'évasait en meurtrière, ce qui laissait filtrer assez de lumière pour pouvoir voir correctement dans la pièce, tout en empêchant qui que ce soit de se pencher trop en avant. Seul un enfant aurait pu se glisser dans l'espace qui restait à l'extrémité. Sans compter que la pièce était au sommet de la tour. Même en supposant qu'il puisse passer par ici, ce qui nécessitait des talents de contorsionniste dont il ne disposait pas, il restait à descendre plus de cent pieds de mur lisse, sans la moindre aspérité à laquelle se raccrocher. Oui, il était bel et bien prisonnier. Le baron FroidVal était peut-être considéré comme un hôte, mais un hôte dont on se méfiait.
Il sourit. Il avait tué le maître de l'Académie, considéré comme une des plus fines lames de l'Empire, avec un simple morceau de bambou. Il était normal qu'on prenne quelques précautions, malgré le message signé de la main de Marcus qu'il avait mis tant de zèle à exhiber.
Il s'en voulait d'avoir oublié que l'empereur partait à la chasse aujourd'hui. Il l'avait mentionné lors du bal, mais Rekk était alors préoccupé par bien d'autres détails, et n'y avait plus pensé. Maintenant, son manque d'attention lui coûtait cher. S'il avait de la chance, cela voudrait dire une journée de perdue. Si jamais la chasse se prolongeait, ou si le gibier tardait à se montrer, peut-être la cour passerait-elle plusieurs jours dans la nature. L'ancien empereur, Bel, était coutumier du fait. Si c'était le cas, il ne pouvait savoir quand l'empereur rentrerait enfin. Même s'il revenait, le Banni ne serait probablement pas au bout de ses peines. Il n'imaginait que trop bien les nombreux reproches dont l'accablerait Marcus. Cautionner un duel n'était pas la même chose que justifier une exécution, et la limite était ténue entre les deux. Beaucoup de témoins n'avaient aucune raison de le porter dans son c?ur.
Rekk haussa les épaules. Cela n'avait aucune importance. L'empereur avait trop besoin de lui pour le laisser tomber. Et si même il le faisait? eh bien, il s'en sortirait une nouvelle fois. Il s'était échappé en vie de situations bien plus complexes et bien plus dangereuses. S'il le fallait vraiment, il pourrait remonter dans le Nord. Là-bas, il était le seul maître. Ses hommes n'obéissaient qu'à lui, non aux ordres d'un empereur à un mois de cheval de là, vautré dans des coussins dorés. Il attendrait patiemment que le vent tourne, comme il l'avait déjà fait lorsqu'il s'était fâché avec Bel. Et, à soixante ans, on le rappellerait de nouveau pour servir d'épouvantail aux provinces en rébellion. Il eut un sourire amer. Ce n'était pas toujours facile à porter, cette réputation.
Il leva ses mains à ses yeux. Avec elles, il avait porté l'épée, la hache, la lance, le marteau de guerre, le glaive et la masse. Avec elles, il avait tendu des arcs, chargé des arbalètes, lancé des couteaux. Il avait tué et massacré plus de gens qu'il ne pourrait jamais compter. Etait-ce sa punition de se voir enlever sa fille ? La seule personne à qui il ait jamais tenu réellement ?
"Aaaah, que les dieux me maudissent !" jura-t-il, marchant en long et en large dans la pièce.
Le blasphème aurait fait se hérisser les cheveux des prêtres les plus tolérants, mais Rekk n'avait jamais été un homme d'église. De plus, en ce qui le concernait, il était déjà maudit.
Rester ainsi à ne rien faire le minait de l'intérieur. Il était homme d'action, pas de réflexion ! Mais les heures s'écoulaient, et rien ne se passait, personne ne venait, personne ne lui tenait compagnie. Ses pensées tourbillonnaient alors que la lumière diminuait lentement à travers la meurtrière. Le soleil n'allait pas tarder à se coucher. Est-ce que Shareen et Malek lui avaient obéi ? Etaient-ils allé rejoindre Dani ? Et qu'avait-elle appris ? Il alluma une bougie, et la lumière tremblotante dansa sur son visage.
Pour la première fois, la culpabilité montait en lui. Il était venu ici avec dans l'idée que sa fille était morte sous le couteau d'un ruffian de passage. Elle avait manqué de chance, et était présente au mauvais moment au mauvais endroit. Mais, pour la première fois, lui venait à l'idée que, peut-être, cette mort n'était pas aussi innocente que cela. Et si la personne qui avait tué la jeune fille savait exactement ce qu'il faisait ? Et si elle était morte, justement parce qu'il était son père ?
Non, cela ne rimait à rien. Haussant les épaules, Rekk se rassit. Il ne savait plus quoi penser. Décidément, réfléchir ne lui amenait rien de bon.
On frappa à la porte. Rekk se leva.
"Entrez" grommela-t-il. "Vous n'avez qu'à enlever les deux barres, ouvrir les trois serrures et tourner le loquet"
Il y eut plusieurs bruits métalliques indiquant que l'on suivait ses conseils, ainsi que le cliquetis métallique d'une clef dans la serrure.
Rekk fixa, surpris, celui qui se tenait dans l'embrasure de la porte. C'était un des gardes de Semos, un de ceux qui s'était ensuite proposé de surveiller sa porte pour bien vérifier qu'il ne quitte pas la tour. Rekk ne voyait pas vraiment comment on pouvait imaginer qu'il serait capable de briser une porte de chêne solide aussi épaisse à mains nues, mais c'était finalement plutôt flatteur de voir tous les moyens mis en ?uvre pour le voir conduit devant l'empereur.
"Votre repas" fit le garde, souriant joyeusement en désignant les plats qui encombraient ses mains. "Viande de chevreuil tendre, pâtisserie impériale, du pain tout frais et du jambon délicieux. Même un peu de vin."
"Ca ne m'a pas l'air mauvais, en effet" nota Rekk. "Un repas de fête, pour un prisonnier"
"Je crois que les maîtres de l'Académie préféreraient le terme d'invité, Seigneur" répondit l'homme sans se départir de son sourire. "Ils ont peur de vous, vous savez ?"
"Ils n'ont aucune raison d'être inquiets" fit Rekk sourdement. "A condition qu'ils ne me laissent pas ici trop longtemps. Je commence à me demander si je ne vais pas provoquer un autre de ces crétins en duel, juste pour le plaisir."
"C'est qu'il y a la délicate question de la succession, Seigneur. Les maîtres sont tous en train d'avancer leurs pions et de compter leurs forces pour pouvoir présenter des requêtes claires à l'Empereur. Des messagers sont en train d'être envoyés à toutes les maisons pour s'assurer de certains soutiens." Il sourit. "Certaines bourses seront beaucoup plus remplies avant la fin de la nuit, je peux vous l'assurer"
Rekk haussa un sourcil.
"Tu m'as l'air fin politique, pour un garde"
"Oh. Eh bien, je suppose qu'on apprend à avoir l'?il pour ces choses-là, lorsqu'on travaille dans l'Académie." Il entreprit de déposer la nourriture sur la table. "Bon appétit, sur ce. Je vais devoir reprendre ma ronde"
"Bon appétit" répondit Rekk d'un air absent.
Il attendit que la porte se fût refermée et que les bruits de pas aient décru, puis il entreprit de faire passer la totalité de la nourriture par la fenêtre, à l'exception de la miche de pain. A ce qu'il savait, on ne pouvait empoisonner aussi facilement le pain qu'on pouvait le faire pour la viande. De plus, il mourait de faim. Il eut une pensée amusée pour le pauvre bougre qui s'aviserait de passer sous la tour à ce moment précis. A cette hauteur, le cuissot de chevreuil pouvait se révéler mortel. Rekk haussa les épaules. Il y avait de pires façons de mourir.
Il n'avait pas confiance dans les maîtres de l'académie. Ils étaient certainement en train de comploter pour essayer de récupérer la place tant convoitée de Grand Maître à la place de feu Semos, mais certains pouvaient avoir quelques minutes de libre pour se dire qu'il y avait des manières expéditives de se débarrasser d'encombrants barons pendant que l'empereur n'était pas là. Sans compter les gens qui avaient pu, tout simplement, apprécier Semos au point de vouloir le venger. Il doutait que ces individus-là soient nombreux, l'homme étant aussi asocial qu'il le paraissait, mais la possibilité existait.
Et, surtout, Rekk n'avait aucune confiance dans l'homme qui lui avait apporté la nourriture. Ce n'était pas un garde ordinaire. Il avait l'air trop propre, trop net, pour porter la cotte de mailles et la lance comme les autres soudards. Par ailleurs, quelque chose était étrange dans son attitude, quelque chose sur lequel il n'arrivait pas à mettre le doigt. Ou plutôt, une absence de quelque chose ? Oui? peut-être? ses lèvres se pincèrent alors qu'il cherchait à se souvenir.
Puis il comprit: le garde n'avait pas montré la moindre peur, ni la moindre curiosité. Il avait plusieurs fois croisé son regard sans ciller, et il n'avait pris aucune précaution pour mettre de la distance entre eux alors qu'il avançait. A vrai dire, si Rekk l'avait souhaité, il aurait pu s'emparer de l'épée que le garde portait au côté, et se tailler un chemin vers la liberté. C'était étrange. Après l'épisode du duel, le garde aurait dû se sentir nerveux ou excité. Mais il n'y avait rien eu de tout cela dans ses yeux. Le Boucher était un bon juge de caractère, et ce détail le troublait.
Son estomac se rappelant à lui, il entreprit de mordre à belles dents dans le pain. C'était une miche toute fraîche, juste sortie du four. Ce n'était pas très nourrissant, mais cela suffirait à caler son appétit le temps de sortir d'ici. Il eut une pensée émue pour le quart de vin qu'il avait jeté par la fenêtre, mais on pouvait trop facilement empoisonner un tel liquide.
"Peut-être, un jour, pourrais-je boire et manger tranquillement sans craindre pour ma vie" murmura-t-il, fataliste.
Il ne se faisait pas beaucoup d'illusion. Il se rappelait le vieil adage: vis par l'épée, meurs par l'épée. Et lorsqu'on était trop habile, cela devenait: vis par l'épée, meurs par le poison.
La porte se rouvrit, interrompant ses pensées morbides. Le garde venait probablement récupérer les plats. Cela tombait bien. Il avait plusieurs questions à poser.
"J'aimerais savoir quelque chose, petit?" commença-t-il.
Il ne termina pas sa phrase. Tous ses instincts lui criaient au danger alors qu'un éclat métallique brillait dans la main de l'homme. Sans plus réfléchir, il se jeta de côté. Il y eut un tschink, et le carreau vint frôler l'épaule du Banni pour s'enfoncer dans le mur.
"Maudit?" siffla l'homme.
Il lâcha son arbalète de poing sur le sol. Une dague apparut dans chacune de ses mains alors que Rekk se jetait en avant. Surpris par la charge brutale du Banni, il n'eut pas le temps de les lancer que déjà il se faisait déstabiliser par un violent coup d'épaule. Le garde tomba cul par-dessus tête dans le couloir, poussant un cri perçant. Il roula sur le côté avec souplesse.
"Tu as de bons réflexes, Rekk" murmura-t-il.
Le Banni s'empara d'une chaise et avança de quelques pas, prudemment.
"Nous nous sommes déjà rencontrés ?"
"Bien sûr? Tu ne me reconnais pas ? Je te croyais plus physionomiste !"
L'homme se mit en garde, et les dagues se mirent à danser dans ses mains. Le mouvement évoquait quelque chose, pourtant?
"C'est? c'est toi qui nous as attaqués avec Comeral ?" murmura Rekk, incrédule.
"Perspicace, avec ça." Eleon sourit, s'inclinant en une révérence moqueuse. "Je ne pouvais tout de même pas partir sans terminer mon travail"
Rekk ne pouvait s'empêcher de sentir une certaine admiration devant l'habileté du tueur. Jamais il n'aurait pu le reconnaître. Il avait coupé ses longs cheveux noirs, et les avait teints en blond. Il avait maintenant un début de moustache, et ses yeux n'étaient plus de la même couleur. Il avait une corpulence plus imposante, également; probablement portait-il plusieurs couches de vêtement sous l'armure.
"Celui qui te payait est mort. Tu n'as plus rien à faire ici"
"Ah, mais tu oublies Comeral. Il faut bien que je venge ce grand balourd. Et puis, je n'aime pas lorsque quelque chose me résiste"
Rekk resta un instant silencieux.
"Il y avait du poison dans la nourriture, n'est-ce pas ?"
"Bien sûr. Même si je n'espérais pas vraiment que tu la manges. Tu l'as jetée, n'est-ce pas ?" Rekk hocha la tête. "Je m'en doutais un peu, mais ça ne coûtait rien d'essayer. Qu'est-ce qui m'a trahi ?"
"Ton comportement global" fit simplement Rekk, avançant d'un pas. "Tu peux peut-être ressembler physiquement à un garde, mais il t'est difficile de changer ton caractère aussi radicalement"
Eleon soupira.
"Je m'étais toujours cru bon acteur. Hélas, trois fois hélas. C'est donc pour ça que tu as pu éviter mon carreau d'arbalète ? Il était empoisonné aussi, tu sais ? Une simple éraflure aurait suffi, mais non, il ne t'a même pas touché. Tu es contrariant, Rekk. Je ferai plus attention la prochaine fois."
"Il n'y aura pas de prochaine fois. Attaque-moi, et finissons-en."
"Tssk tssk" Eleon secoua la tête, amusé. "Moi, me battre contre le grand Rekk ? Je ne suis pas suicidaire, moi." Il tendit son index en l'air, laissant une dague en équilibre dessus. "Je n'agis que lorsque je peux piper les dés."
Rekk avança sombrement sur l'assassin.
"Cette fois-ci, tu ne peux plus tricher."
"On peut toujours tricher, Boucher. Toujours." Prenant une grande inspiration, Eleon se mit à hurler. "A moi, la garde ! Le prisonnier cherche à s'évader !"
"Que?"
Pris par les événements, Rekk n'avait pas envisagé ce qu'il faisait sous tous les angles. Il gémit intérieurement alors que le cri d'Eleon se réverbérait dans les murs du château. Les choses n'allaient pas tarder à se compliquer.
"Je ne joue jamais sans un atout dans ma manche, Rekk" fit Eleon. "Maintenant, à toi de choisir. Vas-tu essayer de me tuer, pour ensuite te justifier auprès des gardes qui arrivent ? Ou vas-tu te laisser trucider par moi entre temps ?"
Il se jeta en avant, lançant ses deux dagues au visage du Banni. Rekk se retrancha derrière sa chaise, et les lames jumelles vinrent s'enfoncer dans le bois, arrachant des copeaux qui lui griffèrent le visage. Déjà, Eleon avait deux nouveaux couteaux dans les mains, et il était maintenant à portée de main. Rekk se jeta de côté, tentant de nouveau de parer le coup avec la chaise. Il grogna lorsqu'une des deux lames vint lui érafler l'épaule gauche.
"Est-ce que cette arme était empoisonnée aussi, Rekk ?" chantonna Eleon, dansant vers la gauche. "Veux-tu le savoir, veux-tu le savoir ?"
Rekk pouvait maintenant entendre les bruits de bottes qui martelaient les dalles du couloir. Il lui fallait réfléchir, vite et bien. Eleon avait tissé sa toile soigneusement, mais maintenant il était bel et bien englué dedans. Avec ce qu'il avait fait dans la cour, aucun garde ne voudrait prendre de risques avec lui. S'il tuait Eleon, et encore fallait-il qu'il en soit capable, les hommes d'armes ne prendraient probablement pas le temps de comprendre et l'abattraient sans hésiter, dans le pire des cas. Dans le meilleur, il se retrouverait en prison, mais sous une meilleure garde encore. L'empereur serait-il prêt à le soutenir même jusqu'ici ?
Mais s'il ne faisait rien, il allait se faire dépecer sur place. Le bougre était habile avec ses dagues !
"Quel effet cela fait, de sentir la mort se rapprocher, Rekk ?" susurra Eleon, allongeant une botte vicieuse des deux bras à la fois. Rekk pivota et bloqua de nouveau. La chaise était peu maniable, mais elle était assez large pour faire un bouclier convenable. "Quel effet cela fait de soudain se sentir mortel ?"
"La même chose qu'une botte trouée" grogna le Banni, tentant pour la première fois de contre-attaquer d'un mouvement de chaise. "Ca me dérange, mais ça ne m'empêche pas d'avancer".
Eleon esquiva d'une feinte de corps, et tendit sa jambe pour lui faire perdre l'équilibre. Mais Rekk se rétablit sans effort et parvint enfin à toucher. Le dossier de la chaise vint se briser sur le tueur, le projetant au sol.
Portant la main à son visage ensanglanté, Eleon éclata de rire.
"Trop tard, Banni, trop tard ! Les gardes sont là !"
Les bruits de bottes se faisaient plus insistants. Une demi-douzaine de gardes arrivait sur les lieux du combat, arbalètes au poing; le premier poussa un juron en découvrant la scène. Quelques secondes plus tard, Maître Heilban lui-même débouchait dans le couloir. Sa bouche s'incurva en un rond parfait alors qu'il prenait la mesure des événements.
Rekk eut un rictus sauvage. Les choses se compliquaient. Eleon avait vraiment bien man?uvré. Ce que les gardes devaient voir, après avoir été attirés par les cris de l'un des leurs, c'était leur prisonnier, une chaise fracassée à la main, en dehors de la pièce qu'il n'était pas censé quitter, et frappant un garde sur le sol. L'image parfaite de l'homme cherchant à s'échapper, et prêt à user de violence pour se faire. Six arbalètes se tendirent vers lui.
"Abattez-le !" hurla Eleon, sur le sol, imitant à la perfection une voix déformée par la peur. "Il va me tuer ! Tirez, tirez !"
"Ne tirez pas !"
La voix, tranchante et autoritaire, stoppa les gardes au dernier moment. Rekk avait déjà bondi de côté, anticipant la volée de carreaux. Le fait qu'aucun trait n'ait été tiré rendait son mouvement inutile. Il se rétablit tel un félin et s'accroupit près de la porte, attendant de voir qui venait de le sauver. Il connaissait cette voix, il en était sûr; mais dans l'excitation du moment, il ne parvenait pas à la replacer.
Il n'eut pas longtemps à chercher. Le visage crispé par la fureur, Mandonius écarta les gardes pour aller le rejoindre. Maître Heilban courait sur ses talons, obséquieux, réussissant le tour de force de s'incliner bien bas à chacune de ses enjambées.
"Ecartez-vous, bande de bons à rien ! Crétins ! Abrutis ! Cet homme est sous la protection personnelle de l'empereur !" Il pointa un doigt vers Maître Heilban, qui se protégea le visage comme s'il attendait une gifle. "Comment avez-vous osé le séquestrer contre son gré ? Comment avez-vous osé remettre en cause un mot venant de l'Empereur lui-même, avec le sceau de l'Empereur ? Et ça ? Vous ne m'aviez pas dit que vous vouliez le tirer comme un lapin, non plus ?" Il tourna sa colère vers les gardes. "Et vous, vous pouvez m'expliquer ce que vous faisiez ? Estimez-vous heureux que je sois arrivé à temps. Si jamais vous l'aviez ne serait-ce que blessé, ne serait-ce qu'effleuré, je peux vous assurer que vous auriez fini vos jours aux galères, comme un vulgaire esclave ! Alors cessez de rester comme ça à me regarder stupidement, et baissez vos arbalètes avant de vous blesser"
Avec une hâte coupable, les gardes baissèrent leurs armes.
"Mais? il cherchait à s'évader, et il allait tuer son geôlier" protesta pourtant l'un d'entre eux.
"Tuer quelqu'un ? Réfléchis un peu, voyons. Il avait une chaise à la main, crois-tu qu'il ait pu tuer qui que ce soit avec une chaise ? Assommer, peut-être, pour pouvoir partir de cet endroit. Et je ne le blâme pas, au vu de votre sens de l'hospitalité ! C'est une honte, maître Heilban. Une honte. Ne comptez pas sur la maison impériale pour appuyer votre candidature à la succession de Semos après ce déplorable incident"
Heilban, qui était resté jusque là coi, se redressa soudain, les yeux exorbités. L'imminence de sa disgrâce lui rendit l'usage de la parole.
"Gouverneur, je conçois parfaitement votre colère, mais tâchez de me comprendre. Ordre de l'Empereur ou pas, cet homme a assassiné maître Semos sous nos yeux ! Même l'empereur ne saurait pardonner aussi aisément la mort d'un de ses plus fidèles serviteurs !"
"J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un duel" fit Mandonius, agitant négligemment la main.
"Oui, mais?"
"Eh bien alors ? Il s'agit d'un regrettable manque de chance, voilà tout. Un accident est bien vite arrivé, même avec des épées de bambou. Maître Semos savait ce qu'il faisait. Il a perdu, tant pis pour lui. Je ne vois pas pourquoi vous vous mettez dans des états pareils"
Partagé entre la stupéfaction, la colère et l'obséquiosité, Maître Heilban ne savait plus quel ton adopter.
"Mais? mais? qu'il s'agisse d'une erreur ou non, on ne peut pas tuer les gens comme ça, cela ne se fait pas !"
"Contestez-vous la décision expresse de l'Empereur ?"
"Pas du tout, mais?"
"Alors taisez-vous. Au prochain mot de votre part, je vous fais traduire en justice pour entrave aux serviteurs de Sa Grâce. Maître Semos peut s'estimer heureux de mourir avec son honneur intact comme il l'a fait. Nous avons appris aujourd'hui qu'il avait utilisé plusieurs procédés déloyaux au cours de sa vie, qu'il avait truqué nombre de ses duels, et attenté à la vie d'innocents. Si le Baron FroidVal ici présent n'avait pas, fortuitement bien entendu, mis un terme à la vie de ce misérable, la justice impériale s'en serait chargée. Rendez donc grâce au baron d'avoir permis à votre maître de mourir une épée à la main."
La mâchoire de Maître Heilban s'agita sans un son alors qu'il ravalait ses objections. Vaincu, l'homme baissa la tête. Il regardait probablement les lambeaux de sa carrière à la cour disparaître dans le vent.
Rekk restait là, incrédule, à regarder Mandonius commander aux hommes de le relâcher. Il n'avait jamais eu peur de la mort. Son seul regret, lorsqu'il avait vu les arbalètes et compris qu'il ne s'en sortirait pas vivant, avait été de ne pouvoir venger en personne l'assassin de sa fille. Il avait espéré que Malek et Shareen, peut-être, reprendraient le flambeau.
"Eh bien, eh bien. Voilà quelque chose de fâcheux" murmura Eleon, toujours allongé sur le sol. "Je dois dire, Rekk, que tu as la chance d'un pendu. D'un pendu cocu. Et crois-en quelqu'un qui a échappé à plus de gibets et de femmes que tu ne peux l'imaginer, ça veut dire beaucoup"
"Tu es mort" siffla Rekk.
Eleon se releva avec empressement.
"Devant tout le monde ? C'est une mauvaise idée, je dois dire. Même Mandonius risque de te laisser tomber si tu fais cela en présence de témoins. Mais tu as raison, je pense que le temps est venu pour moi de partir"
"Tu ne vas nulle part"
"Au risque de te décevoir" fit Eleon alors que Rekk avançait sur lui, "je crois bien que si"
"Non. Ta souricière se referme sur toi." Le Banni haussa la voix. "Abattez-le ! Cet homme n'est pas un garde, mais un assassin ! Abattez-le tout de suite !"
Mandonius haussa un sourcil étonné devant le cri de Rekk, mais il se reprit rapidement.
"Vous avez entendu le baron FroidVal ? Tuez l'assassin ! Dépêchez-vous, et peut-être l'empereur vous pardonnera vos erreurs"
"Ca se gâte" murmura Eleon.
Alors que les arbalètes étaient de nouveau levées, il bondit dans la pièce que Rekk avait occupée, fermant violemment la porte derrière lui. Deux carreaux de gardes particulièrement inspirés vinrent se planter dans le bois.
Furieux, Rekk rouvrit la porte à toute volée, intimant aux gardes de le suivre. Eleon était en train de se couler dans la meurtrière, disloquant son corps avec une habileté déconcertante pour parvenir à se glisser dans la mince fissure.
"Nous nous reverrons" lança-t-il en souriant avant de disparaître.
Mandonius entra à son tour dans la pièce. Son regard se posa sur la petite fenêtre, et il fronça les sourcils.
"Comment a-t-il fait ça ? Qui était-ce ? Personne ne devrait pouvoir se faufiler par là."
"Il faut croire que si. Vous devriez revoir la taille de vos meurtrières, au palais. Ca peut devenir dangereux" Rekk sourit. "Merci, Mandonius. Tu es arrivé à temps"
"On dirait bien, oui. Mais je crois que tu as beaucoup de choses à me raconter" Il baissa la voix. "Ta lame va là où tu lui demandes d'aller, Rekk. Ce n'est pas à moi que tu pourras faire croire cette histoire d'accident, et probablement pas à l'empereur non plus. Il va falloir que tu m'expliques ce qu'il t'a pris. Tu penses que Semos avait quelque chose à voir avec la disparition de ta fille ?"
"Nous en parlerons ailleurs, si tu veux bien. Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu ne devais pas être à la chasse avec l'empereur ?"
Mandonius prit son temps pour répondre, attendant que Rekk ait récupéré ses affaires et ses armes auprès d'un Maître Heilban se confondant en excuses. Ils sortirent de l'Académie, et ce ne fut qu'une fois dans la rue qu'il consentit à parler.
"Nous avons dû abréger la chasse. Nous sommes tombés sur un sanglier, et les choses ne se sont pas très bien passées. A vrai dire, sans l'ambassadeur de Koush, je ne sais pas comment les choses auraient tourné"
"L'ambassadeur de Koush ?"
"Oui, G'kaa. Tu dois certainement te rappeler de lui, c'était un des jeunes chefs de guerre qui nous affrontaient lors des guerres Koushites. C'est lui qui avait tué Borlan Main-gauche, et Jaklen Strahl. Tu te rappelles ? Tu étais fasciné par son habileté à la sagaie, à l'époque, tu voulais absolument l'affronter"
Rekk haussa les épaules.
"Oui, maintenant que tu me le dis, je me souviens. Ca remonte à longtemps, mais je crois que je me souviens. Un grand gaillard, souple comme une anguille, avec une unique tresse de cheveux noirs crépus ?"
"Il a coupé sa tresse depuis le temps, et ses cheveux ont grisonné, mais c'est bien lui." Il sourit. "Que veux-tu, on vieillit tous. Ah, mais ça me rend malheureux, parfois, de voir les ravages de l'âge."
"Ne dis pas n'importe quoi, tu as l'air toujours fort comme un taureau"
Mandonius grimaça.
"Je ne parlais pas de moi, en fait. C'est l'empereur qui m'inquiète. Il a une santé précaire depuis quelques années, mais ça va de pire en pire. Il s'est senti fatigué après seulement une demi-journée de chasse, et il a souhaité revenir au palais. Et il n'a pas quarante ans !"
"Et c'est ça qui te tracasse ? Ne t'inquiète pas, Marcus en a vu d'autres ! Je n'ai jamais eu beaucoup d'amitié pour Bel, mais il a bien élevé son gamin. Pas comme Marcus, justement. J'ai rarement vu quelqu'un de plus insupportable que son fils, et pourtant je ne l'ai croisé que quelques instants. Si l'empereur n'était pas intervenu, au bal, c'est moi qui l'aurais fait"
"? et tu te serais mis dans les ennuis jusqu'au cou, comme d'habitude. Ne sois pas ridicule, tu n'aurais pas pu porter la main sur l'héritier, pour de simples raisons de loi et de protocole. L'empereur ne t'aurait certainement pas soutenu, la cour ne l'aurait pas compris. Tu aurais ruiné tous ses plans, et tu aurais probablement fini pendu"
"Vu comme tu présentes la chose, je suis en effet content de m'être retenu"
Mandonius haussa les épaules.
"Pour te parler franchement, cela fait plusieurs années que je me retiens. Je souhaite tous les jours à l'empereur longue vie avec ferveur. Imaginer que ce petit monstre pourrait monter sur le trône?" Il frissonna. "Tiens, tu as entendu parler de ses dernières frasques ? Le démon semble décidé à montrer à toutes les filles qu'il croise qu'il est un homme, maintenant. Personne n'ose se plaindre, bien entendu, mais je suis convaincu que plus d'une fille de la cour a eu à subir ses assauts. Et que dire des filles du peuple ? Je sais de source sûre qu'il en a déjà violé plusieurs . Et, bien sûr, les parents ne peuvent rien faire. C'est une véritable plaie. Ah, ses sorties nocturnes dans Musheim? je me rappelle qu'il est revenu une fois avec du sang sur le visage. Il n'a pas voulu dire d'où ça venait, mais je soupçonne que ce n'était rien de bon."
Rekk s'était soudain raidi.
"Du sang sur le visage ? Le sien, ou celui de quelqu'un d'autre ?"
"Comment veux-tu que je le sache ? Au hasard de ses virées avec les maudites brutes qui l'accompagnent tout le temps, il a dû rencontrer quelqu'un qui?. Pourquoi ?" Il haussa un sourcil devant l'expression de Rekk. "Non. Tu penses qu'il pourrait être impliqué avec ta fille ?"
"Je ne sais pas. Mais j'ai bien l'intention de le savoir. Avec un peu de chance, Malek et Shareen devraient avoir plus d'informations pour moi demain. J'espère, du moins"
"Je vois." Mandonius changea habilement de sujet. "Parle-moi du garde que tu frappais lorsque je suis venu ? Tu dis que c'était un assassin ?"
En quelques mots, Rekk expliqua de quoi il retournait. Mandonius avait toujours été un mentor, parfois un ami. Les deux hommes avaient construit leur confiance mutuelle sur les violences de la guerre, et c'était peut-être le seul genre de camaraderie que le Banni pouvait accepter.
Mandonius hocha la tête lorsqu'il eut fini.
" J'ai déjà entendu parler de cet Eleon. Ca m'a l'air d'être un adversaire redoutable. C'est dommage que tu aies tué Comeral, je me souviens de lui. Je l'aimais bien, je pariais sur ses victoires dans l'Arène"
"Mmh. Il n'était pas mauvais. Il a perdu beaucoup de combats ?"
"Il a perdu le seul qui ait été vraiment important, on dirait" fit Mandonius avec tristesse. "Mais ce qui est fait est fait. Quoi qu'il en soit, dépêchons-nous. L'empereur nous attend. Il était impatient de savoir si tu avais commencé à faire ce qu'il t'avait demandé." Mandonius fronça les sourcils. "Qu'est-ce qu'il t'a demandé, exactement ?"
Rekk haussa les épaules.
"Ce n'est pas à moi de te le dire. Mais, de toute façon, je ne m'en suis pas encore occupé. Chaque chose en son temps."
"Je? vois." Le gouverneur s'enferma dans un mutisme troublé.
La lune brillait dans le ciel. Elle en était à son premier quartier, et dessinait comme un sourire pensif au-dessus de la ville. La rue qui remontait au palais était presque déserte. Seul le bruit de leurs bottes sur le pavé venait troubler le silence.
Lorsqu'ils arrivèrent aux portes du palais, les deux hommes se tendirent soudain. Mandonius connaissait les coutumes de l'endroit par c?ur, et les courtisans qui se pressaient autour des grands vantaux du portail n'en faisaient certainement pas partie. Quant à Rekk, il n'était pas au courant des usages de la cour, mais il pouvait sentir d'ici la tension qui émanait du petit groupe. Machinalement, sa main se porta à son côté. Il n'avait pas d'épée.
Ils n'avaient pas fait deux pas dans le palais que les courtisans se précipitaient sur le gouverneur, les yeux écarquillés, la respiration hachée.
"Que se passe-t-il ?"
"Est-ce vrai ?"
"Dites-nous ?"
"Ce n'est pas une mauvaise plaisanterie ?"
Mandonius leva les bras, irrité.
"Qu'est-ce qui se passe ici ? Qu'est-ce que vous avez tous à piailler ainsi ? Ecartez-vous, laissez-nous passer ! Dieux Sacrés, vous avez donc perdu tout respect ?" Une jeune courtisane lui tira nerveusement la manche. Elle avait de beaux yeux écarquillés. La mémoire exercée de Mandonius se mit automatiquement en marche, et lui sortit un nom. Gallaine de Blondhal, une petite famille sans importance. "Quelqu'un va-t-il enfin me dire ce qu'il se passe ?"
Les lèvres de la fille s'entrouvrirent en une expression d'incrédulité.
"Vous n'êtes pas au courant ? On prétend que l'empereur se meurt"