par Yves Eudes
Au réveil, Vincent ne se sent pas très en forme. Il a fait la fête hier soir et a encore la tête qui tourne. Il saisit à tâtons son PDA (personal digital assistant), le petit ordinateur plat et souple qui ne le quitte jamais, et dit simplement "alcootest". Aussitôt, le PDA lance une requête aux capteurs intégrés dans le tissu de son tee-shirt, qui lui transmettent en une seconde son pouls et son taux d'alcoolémie. Les données sont envoyées pour analyse à un serveur spécialisé qui renvoie ses résultats en quelques secondes : rien de grave. Le PDA va quand même chercher sur le Net quelques conseils alim! entaires : en cet été 2030, la mode est à la diététique assistée par ordinateur.
Audrey, l'amie de Vincent, se réveille à son tour. Elle n'est pas sortie hier, car elle a été malade récemment. Pour surveiller sa santé avec précision, elle s'est fait implanter dans le bras un ensemble de micro-capteurs, couplés à un émetteur-récepteur, qui tiennent dans une capsule de la taille d'un grain de riz. Toutes les heures, les capteurs effectuent automatiquement un petit check-up. Les résultats sont stockés dans la mémoire de la capsule qui contient le dossier médical complet d'Audrey , puis ils sont transmis à son PDA, lequel les affiche pour qu'elle puisse les lire. Enfin, ils sont envoyés à l'ordinateur du cabinet de son médecin. Si l'ordinateur juge les chiffres alarmants, le médecin sera alerté en personne.
Tout en buvant son café, Vincent essaie de se rappeler ce qu'il a fait hier soir. Ses souvenirs sont brumeux, mais peu importe, car le PDA, qu'il avait accro! ché autour de son cou, a tout enregistré en vidéo. D'ailleurs,! tous les invités avaient un PDA sur eux. Les images de la soirée circulent déjà sur Internet. Les fichiers audio de ses conversations seront faciles à retrouver, plusieurs moteurs de recherche ont dû les indexer mot à mot.
Réflexion faite, Vincent n'a pas très envie de savoir ce qu'il a pu raconter hier soir et ordonne à son PDA de chercher sur le Net la vidéo d'un match de football joué avant-hier au Brésil. Dès qu'il l'a trouvée, l'appareil transmet les images vers le papier électronique recouvrant un mur de la cuisine, qui se transforme en écran géant. Dans le salon, Audrey préfère voir un concert amateur diffusé en direct depuis une petite salle de Tokyo, car, là-bas, c'est le soir. Elle regarde les images sur la table du salon, dont le plateau est un écran : on trouve ces nouvelles tables-écrans un peu partout, car elles coûtent moins cher qu'une table en bois massif. Audrey, qui joue un peu de guitare, demande à l'orchestre si elle peut se joindre à eux, et une ! petite jam session impromptue se met en place.
Comme la plupart des habitants des pays riches, Vincent et Audrey vivent en partie sur le Net, mais ils n'y font plus attention. Où qu'ils aillent, ils sont entourés d'appareils connectés au réseau vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le Net s'est fondu dans le décor urbain, devenant à la fois invisible et omniprésent. Pour le grand public, il a pris la forme d'un réseau local sans fil à très haut débit. En coulisses, il fonctionne grâce à des routeurs robotisés et à des millions de kilomètres de fibres optiques enfouies dans le sol de tous les continents ou posées sur le fond des océans, qui acheminent les flux de données jusqu'aux systèmes sans fil locaux. Au cours de son expansion, il a avalé en douceur les réseaux de téléphonie, de radio, de télévision et de surveillance-maintenance. On s'en sert aussi bien pour relier deux machines installées dans le même immeuble que pour communiquer avec les engins spatiaux.
Vincent va travailler en voiture. Dès qu'il est au volant, l'! ordinateur de bord lui lit un message de son garagiste, qui reçoit en temps réel les données transmises par les dizaines de capteurs surveillant l'état de la voiture : les freins sont à refaire, l'ordinateur du garage propose un rendez-vous pour la semaine prochaine. En entrant dans son bureau, Vincent, qui travaille dans un cabinet d'architecte, dit bonjour à ses cinq collègues. Deux d'entre eux sont assis dans la pièce, les trois autres se trouvent sur un autre continent, mais leur image est projetée en grandeur nature sur les murs du bureau. Depuis peu, les visioconférences ponctuelles à heure fixe ont été remplacées par la "télé-présence" : les membres de l'équipe restent en ligne du matin au soir et se parlent de temps à autre comme s'ils étaient en un seul lieu. Ils se mettent à travailler tous ensemble sur la maquette virtuelle d'un futur bâtiment qui flotte au milieu de la pièce.
A midi, Audrey décide de sortir, et voudrait retrouver Vincent. Pour ne pas le dér! anger, elle demande à son PDA de le localiser discrètement. L'appareil se met à scanner les réseaux de détection composés de milliers de caméras-micros et de capteurs sans fil éparpillés dans toute la ville. En une minute, il repère Vincent dans une brasserie du centre-ville. Audrey connecte son PDA sur le système vidéo du restaurant et voit que Vincent est attablé avec une inconnue.
Elle écoute quelques instants la conversation et devine qu'il s'agit d'une collègue de bureau. Pour s'en assurer, elle télécharge la carte de visite diffusée par le PDA de la femme et lance une recherche sur le Net : elle obtient son CV professionnel, une sélection de textes dont elle est l'auteur, ses photos de vacances, et découvre qu'elle est en cours de divorce, qu'elle a deux enfants et un casier judiciaire vierge, à part quelques excès de vitesse. Sachant à qui elle a affaire, Audrey décide de prévenir le PDA de Vincent qu'elle va les rejoindre. En chemin, elle fait son choix sur la! carte du restaurant, qui s'est affichée sur son écran, et pas! se sa commande.
Au cours du repas, Audrey reçoit un message de l'ordinateur de son médecin : le dernier check-up effectué par les capteurs implantés dans son bras n'est pas satisfaisant, elle doit aller se reposer. Elle quitte le restaurant rapidement. Inutile de demander une addition séparée : à la sortie, le système de détection du restaurant s'est connecté à l'implant logé dans son bras, qui contient aussi ses coordonnées bancaires. Le montant du repas sera débité de son compte.
De retour chez elle, Audrey décide de lire un peu. Elle connecte son ordinateur sur son magazine préféré et y trouve un article sur un roman qui lui semble intéressant. Elle lance une recherche et, une seconde plus tard, le livre est acheté et téléchargé. Si le roman lui plaît, elle l'enverra gratuitement à quelques amis. Comme la majorité de la population, Audrey pratique le mélange des genres. Elle charge régulièrement des copies pirates de livres, de musique et de films, à tel point! que son ordinateur contient aujourd'hui des millions d'oeuvres. Elle n'en a pas vraiment l'usage, sauf pour permettre aux autres de venir se servir chez elle : désormais, les échanges les plus massifs se font entre amis et voisins, par connexion locale directe. Mais, par ailleurs, Audrey fait souvent l'effort d'acheter les oeuvres de ses artistes préférés, surtout ceux qui s'autodistribuent en court-circuitant les intermédiaires traditionnels.
En fait, elle a du mal à s'y retrouver, car des millions de créateurs mettent leurs oeuvres en ligne gratuitement, délaissant la protection juridique du droit d'auteur et du copyright, qui ne correspond plus à l'état des technologies. Cette tendance, lancée dès la fin du XXe siècle par les auteurs de logiciels libres (open source), a pris de l'ampleur au début du XXIe avec la banalisation du piratage, le dépérissement des éditeurs et distributeurs empêtrés dans une guerre sans fin contre leur propre! clientèle, et l'explosion du mouvement Open Content : ! aujourd'hui, pour un jeune créateur, le but est de se faire connaître très vite dans le monde entier en diffusant son travail sur le Net, dans l'espoir d'attirer des sponsors privés, des subventions étatiques, des dons provenant de fan-clubs et du public, des invitations à participer à des événements rétribués...
Audrey aime voir et toucher les vrais livres en papier, mais le recours au Net est trop tentant car, depuis peu, le contenu intégral de toutes les bibliothèques du monde est numérisé, indexé et disponible gratuitement en ligne. En ce moment, elle découvre la littérature coréenne contemporaine : après des décennies de tests infructueux, on a enfin réussi à créer des logiciels de traduction instantanée efficaces. En outre, elle a pris l'habitude de lire sur écran des textes enrichis et interactifs, qui offrent une profondeur et une variété d'informations inépuisables.
Chaque mot de chaque ouvrage étant indexé, on peut faire des recherches embrassant l'ense! mble du patrimoine littéraire mondial, ou la totalité de la documentation technique sur un sujet donné. Chaque citation peut être replacée dans son contexte d'origine et son auteur peut être identifié et contacté, s'il est encore en vie. On peut aussi se faire aider par des moteurs intelligents capables de comprendre l'orientation d'une recherche, de retrouver l'ensemble des annotations déjà rédigées à propos d'un texte et de produire de façon autonome des résumés, des recueils de commentaires, des bibliographies, des listes de définitions...
Ce nouvel univers est né d'une révolution technique lancée discrètement dans les années 2000, et qui s'est étalée sur deux décennies. Dès la fin du XXe siècle, les chercheurs en informatique avaient compris que les systèmes dits de peer-to-peer, créés par des jeunes autodidactes pour échanger de la musique, constituaient la partie du Net la plus robuste grâce à leur architecture horizontale et décentralisée, et ! aussi la plus efficace, car ils géraient de façon rationnelle ! et dynamique les ressources disponibles en mémoire et en bande passante. C'était aussi le secteur le plus égalitaire et le plus créatif, car tout usager était à la fois consommateur et fournisseur de contenu. Sur cette base, un consortium d'universités et de laboratoires américains lança un programme baptisé IRIS (Infrastructure for Resilient Internet Systems), visant à transformer en profondeur l'infrastructure du Net pour en faire un réseau intégralement peer-to-peer.
Aujourd'hui, les serveurs centralisés hébergeant des grandes masses d'informations sont en voie de disparition : le contenu du Net est éparpillé de façon fluide et invisible dans la mémoire des milliards de machines connectées au réseau sans que leurs propriétaires aient à s'en soucier.
Chaque nouveau fichier reçoit un nom codé unique et définitif qui servira à le pister et à le retrouver indéfiniment, où qu'il soit hébergé. Ainsi, pour publier un document, plus besoin de site Web n! i de blog : on le jette simplement dans la banque de données planétaire constituée par la communauté des machines interconnectées.
Autre avantage, n'importe qui peut créer une base de données, un forum, un canal de dialogue, une boutique en ligne ou une Net-TV en s'appuyant sur l'infrastructure du Réseau, sans avoir besoin de prestataire technique ni de logiciels spécifiques. De même, une entreprise voulant effectuer un travail informatique très lourd n'est plus obligée de louer un super-ordinateur : la nouvelle architecture lui permet de mobiliser à son profit, pour quelques minutes, la puissance de calcul inutilisée de millions d'ordinateurs.
La règle du partage s'est aussi imposée pour les connexions : chaque appareil connecté au réseau sert de relais pour les systèmes situés dans les alentours. Lorsque Audrey appelle Vincent, le flux de données de son PDA n'est plus envoyé vers une antenne fixe qui se charge de le "re-router" vers un central. Il est transpor! té en tâche de fond par les ordinateurs de quelques dizaines d! 'habitants de la ville qui se trouvent à cet instant sur la bonne trajectoire. Chaque connexion suscite l'apparition d'un réseau ad hoc temporaire et évolutif, fourni par la communauté des usagers.
Après le travail, Vincent a envie de prendre l'air. Tandis qu'il flâne dans la rue, son PDA l'informe qu'une manifestation syndicale passe dans le quartier. Il demande à en savoir plus : aussitôt, des centaines de manifestants le bombardent de messages pour l'inciter à venir les rejoindre. Mais, un instant plus tard, il reçoit un avis officiel de la police rappelant que l'ordre de dispersion vient d'être lancé...
Alors qu'il s'éloigne, son PDA le prévient qu'un de ses amis passe dans une rue voisine. Les deux copains se retrouvent et décident de se rendre dans un centre de jeux immersifs - système mis au point au Japon vers 2005, qui a conquis le monde entier.
Chacun loue une "cave", pièce cubique dont les six faces intérieures sont des écrans 3D. Totalement im! mergé dans le décor réaliste du jeu, Vincent se lance dans une aventure compliquée en compagnie de son ami, enfermé dans une cave voisine. Ils affrontent une équipe installée dans un autre centre de jeux situé dans une ville lointaine dont le nom leur est inconnu.
Soudain, la voix d'Audrey se fait entendre dans la cave. Elle assiste aux exploits de Vincent sur son PDA depuis quelques minutes, mais elle voudrait qu'il rentre à la maison, il est temps pour lui d'aller passer un moment dans le monde réel. Ce soir, Vincent et Audrey s'endormiront en pleine nature : Audrey a réglé son PDA pour qu'il diffuse sur les murs de leur chambre un décor champêtre.
source http://www.lemonde.fr/web/article/ [...] 367,0.html
des réactions à chaud ?
PS Le premier qui sort que le texte est trop long, je le fais fusiller demain à l'aube.